Chapitre V

Juillet 1797

Le vaisseau était parti depuis près de trois mois lorsqu’un matin à l’aube (c’était le 6 juillet), les missionnaires furent réveillés par le cri : " Ti pahi ! Ti pahi ! " C’est-à-dire " le navire ! Le navire ! "

Grande fut leur joie ; ils sortirent sur la place pour voir à peu de distance du rivage les voiles blanches du vaisseau qui brillaient au soleil.

Les missionnaires s’embarquèrent immédiatement dans des canots pour se rendre à bord.

Ils furent bien surpris de trouver que l’un de ceux qui les avait quittés, le missionnaire Harris, revenait à Tahiti.

Il avait eu peur de s’établir parmi les peuplades sauvages des îles Marquises et venait maintenant rejoindre ses frères dont le travail lui semblait plus aisé.

Quel triste début, n’est-ce pas ?

Beaucoup d’indigènes arrivèrent aussi pour saluer leurs anciens amis.

Ils avaient appris quelques mots d’anglais et ils répétaient avec conviction : " Soyez les bienvenus ! Nous sommes heureux de vous revoir, Capitaine Wilson ! "

Les missionnaires n’avaient pas perdu leur temps pendant l’absence du navire.

Outre la forge dont nous avons déjà parlé, ils avaient installé une imprimerie et construit un grand bateau à fond plat, destiné à remonter le fleuve qui coulait non loin de leur demeure.

Le capitaine rapportait un grand nombre de choses utiles à partager entre les missionnaires de Tahiti et ceux qui s’en étaient allés dans les îles de la Société.

Ces objets consistaient surtout en haches, en marteaux, en couteaux, en ciseaux, naturellement introuvables à Tahiti.

Le capitaine promit de rester trois semaines dans le voisinage, afin que le partage put se faire plus facilement.

Idia, oubliant sans doute la gravité du péché qu’elle avait commis, fit demander aux missionnaires si elle pourrait revenir les voir.

Ils furent heureux de constater que son orgueil était quelque peu abattu, bien qu’ils se doutassent que sa demande cachât quelque convoitise nouvelle.

Cover se rendit auprès d’elle et lui parla de nouveau du meurtre de son enfant.

Idia assura regretter vivement sa mauvaise action et, bien qu’il ne fût pas persuadé de sa sincérité, il l’invita pourtant à prendre le thé chez sa femme ce soir-là.

L’invitation fut acceptée et Idia parut enchantée de la réception qui lui fut faite.

Le capitaine Wilson désirait savoir combien Tahiti comptait d’habitants.

Son neveu William résolut de faire le tour de l’île pour s’enquérir de la chose.

Tahiti n’est pas une grande île ; elle ne compte guère que soixante kilomètres de longueur ; il est donc facile d’en faire le tour en quelques jours.

L’endroit où habitaient les missionnaires se trouve au nord de l’île et se nomme Matavia.

Je vous ai déjà dit qu’à Tahiti on ne trouve pas d’animal plus gros qu’un cochon ; William Wilson devait donc forcément faire son expédition à pied.

Il se fit cependant accompagner par trois indigènes (l’un d’eux devait le porter à travers les rivières et les torrents) et par Pierre le Suédois, comme interprète.

Les voyageurs, quittant Matavia, se dirigèrent vers l’est, le long de la côte.

De hautes montagnes bordaient le littoral ; parfois la chaîne s’entrouvrait sur une vallée ombragée et verdoyante.

L’arbre à pain ressemble au chêne par la forme et la grandeur, mais ses feuilles sont larges et luisantes et d’un beau vert foncé et les fruits, gros comme la tête d’un petit enfant, sont d’une belle couleur jaune.

La chair en est blanche et savoureuse ; les Tahitiens la cuisent au four avant de la manger.

Ces fours sont des trous creusés dans le sol.

Les naturels y placent des charbons incandescents sur lesquels ils posent des feuilles vertes, puis sur ces feuilles des tranches de fruit, puis encore des feuilles et du charbon.

Enfin le tout est recouvert de terre.

Quand on a faim, on creuse et on trouve son pain tout chaud.

Les cocotiers ont vingt mètres de haut ; les feuilles et les fruits se trouvent au sommet de cette longue tige et il faut posséder l’agilité des singes et des Tahitiens pour en faire la récolte !

William Wilson s’arrêta dans bien des huttes indigènes et partout il fut bien reçu.

On lui donnait à manger du porc ou du poulet rôti, mais si les repas étaient somptueux, la couche l’était moins ; chacun s’étendait sur le plancher de l’habitation ou sur la terre battue, sans autre couverture que les vêtements qu’ils avaient sur le dos.

Un matin, Pierre dit à William qu’ils avaient dormi cette nuit-là dans une maison où se trouvait un cadavre.

En effet, le voyageur épouvanté put voir une tête de femme, entourée d’un linge, qui pendait au plafond.

Les deux petites filles de la défunte couchaient dans cette même chambre !

Lorsque Wilson et ses compagnons eurent traversé la moitié de l’île, ils rencontrèrent un des serviteurs de Pomare qui leur dit que son maître préparait un grand festin dans une localité appelée Ma-ta-o-ai et qu’il les invitait à s’y rendre.

William n’osa pas refuser, par crainte de déplaire au père du roi.

En route, ils furent surpris par la pluie et cherchèrent un refuge dans la hutte d’un chef.

Cette hutte était bâtie tout près de la mer et était divisée en deux parties.

Dans l’une se trouvait le canot du chef, dans l’autre, le chef lui-même avec sa femme.

William s’assit auprès de son hôte et se mit à échanger des objets avec lui.

Le chef lui donna du drap et William lui présenta des ciseaux et des miroirs.

Pendant qu’ils étaient occupés, William s’aperçut qu’un garçon était en train de lui vider ses poches.

Se voyant découvert, le voleur s’enfuit, abandonnant son butin.

Le chef, très courroucé, aurait fait mettre l’enfant à mort, si William n’avait plaidé en sa faveur.

Peu après les voyageurs rencontrèrent Otu et sa femme portés sur les épaules de leurs serviteurs.

Le roi demanda à William de lui donner une hache et des ciseaux, mais le jeune homme ne portant pas ces objets avec lui, Otu s’en alla assez mécontent.

Les voyageurs arrivèrent bientôt sur une plage où s’élevaient plusieurs huttes.

La plus grande appartenait à Pomare.

Le vieux chef se montra enchanté de voir arriver William, et frotta son nez contre le sien avec beaucoup d’effusion.

Pomare était très affairé ; il dit qu’il allait faire un grand festin pour les chefs et qu’il préparait en ce moment les cadeaux qu’il voulait leur offrir – du drap, des cochons, des canots.

Il se garda cependant d’ajouter qu’il avait l’intention de distribuer à ses hôtes les membres des malheureux prisonniers de guerre qui seraient mis à mort pendant le festin.

(Cependant les Tahitiens n’étaient pas cannibales).

Cette nuit-là, William Wilson ne dormit guère car, tout à côté de lui, Pierre et Pomare avaient engagé une conversation des plus animées.

Pomare s’informait auprès de Pierre si les mêmes arbres croissaient dans les îles de la Société qu’à Tahiti et si, dans cet archipel, les canots étaient aussi bons que les siens.

Puis Pomare se plaignit amèrement de ne pouvoir construire des navires qui pourraient lui permettre de visiter les terres étrangères.

William saisit cette occasion pour se mêler à l’entretien. Il dit :

" Autrefois les Anglais ne savaient pas bâtir des vaisseaux. Mais des hommes vinrent chez eux et leur enseignèrent non seulement à construire des navires, à faire des couteaux et des haches, mais encore à connaître le vrai Dieu.

" Les Anglais ont appris que les gens de Tahiti ne savaient rien de ce Dieu, qu’ils ne comprennent pas " le papier qui parle " (la Bible) et qu’ils sont ignorants de beaucoup de choses.

Alors ils ont envoyé des hommes pour les instruire.

" Toi, Pomare, tu es le père du roi et un grand chef ; tu devrais désirer que tes enfants et tes serviteurs soient attentifs à ces choses. Sans cela, il se pourrait que les missionnaires vous quittent pour ne jamais revenir. "

Pomare écouta ces conseils, puis répondit : " Maitai " (bien) et s’endormit profondément.

William resta deux jours avec Pomare, puis le quitta après lui avoir emprunté un canot pour rentrer par mer à Matavai.

Pomare lui céda sa meilleure embarcation et lui donna deux gros cochons.

Naturellement il s’attendait à recevoir un beau cadeau en retour de sa générosité.

Il avait déjà obtenu des ciseaux et d’autres présents, mais il n’en sollicita pas moins une grande pièce de drap que William lui céda avec quelques regrets.

Le jeune homme quitta la hutte à la hâte, de crainte de se voir entièrement dépouillé.

Pomare parut très attristé du départ de son hôte, et William aussi regrettait de se séparer pour toujours du vieux chef sans avoir pu lui faire comprendre que le don de Dieu c’est la vie éternelle, par Jésus-Christ, notre Seigneur.

Pendant que William Wilson voyageait autour de l’île, le capitaine s’était occupé avec quatre missionnaires à partager les objets qu’il avait apportés.

Un jour le capitaine apprit que le roi s’apprêtait à quitter Matavai parce que les missionnaires l’avaient blâmé d’avoir offert des sacrifices humains.

Le capitaine aussitôt quitta son vaisseau et s’en vint à terre pour trouver le roi.

Lorsque le capitaine aborda, il vit le roi et la reine qui couraient à toutes jambes le long du rivage.

Le capitaine demanda à Otu où il allait si vite.

Celui-ci répondit que les missionnaires étaient fâchés contre lui, que Wilson l’était sans doute aussi et qu’ainsi il voulait partir.

Le capitaine lui représenta le péché qu’il commettait en sacrifiant un homme.

Otu nia avoir fait une chose pareille.

Wilson lui promit, s’il s’en abstenait, de lui faire cadeau d’un canot qu’il avait rapporté des îles de la Société.

Otu sembla enchanté de cette proposition et renonça à changer de domicile.

Le lendemain, le roi et la reine vinrent dans leur pirogue réclamer le canot qui leur avait été promis et qui leur fut aussitôt remis.

Peu après, Idia fit demander par un messager si le capitaine lui en voulait toujours.

Celui-ci lui envoya une feuille de plantain, ce qui chez les Tahitiens signifie un message de paix.

Idia se rendit alors à bord du navire apportant deux cochons et deux pièces de drap pour le capitaine.

Elle dit que son mari Pomare n’avait pas le temps de venir lui-même, mais qu’il l’avait dépêchée auprès de son ami Wilson pour voir s’il ne manquait de rien.

Mais le capitaine savait bien qu’elle était venue pour voir ce qu’elle pourrait obtenir.

Pendant qu’Idia était assise dans la cabine, on lui demanda pourquoi elle avait tué son enfant.

Elle parut assez embarrassée par cette question, mais finit par répondre que c’était la coutume du pays.

Elle se retira lorsque le capitaine lui eut fait don d’un manteau d’officier en drap écarlate et de toutes les plumes rouges qu’il possédait.

Mane-mane venait souvent au vaisseau.

Il arriva un jour dans une très grande pirogue que les missionnaires l’avaient aidé à construire.

Il réclamait des cordages, des voiles et une ancre pour pouvoir se rendre dans l’île de Raiatea dont il voulait reprendre la royauté.

Cependant le capitaine ne put lui fournir ce qu’il demandait ; il lui fit présent d’un tricorne et de plusieurs autres objets, mais Mane-mane se montra très déçu.

C’était tenter l’impossible que de vouloir satisfaire le vieillard.

Il ne gardait pas les cadeaux qu’on lui faisait, mais les distribuait aux indigènes pour s’en faire des amis qui l’aident à reconquérir son royaume.

De tout ce qu’on lui avait donné, il ne garda qu’un chapeau, un pantalon et une redingote qu’il garnit de plumes rouges, le grand luxe à Tahiti !

Le vieux prêtre était aussi léger, vaniteux et gai que le jeune roi se montrait renfermé, orgueilleux et rusé ; mais tous deux avaient un trait commun : leur convoitise démesurée.

Un incident suffira pour prouver la ruse et la fausseté qui caractérisaient le roi.

Otu encouragea un des matelots du Duff, nommé Tucker, à déserter le navire et à se cacher dans la forêt où il lui faisait porter à manger.

Otu espérait se gagner ainsi un adhérent qui lui serait utile dans ses guerres.

Le capitaine cependant, inquiet de la disparition de Tucker, le fit chercher diligemment pendant trois jours.

A la fin, il soupçonna Otu d’être dans le complot ; il menaça alors d’emmener le roi sur son vaisseau si Tucker n’était pas retrouvé.

Otu, épouvanté, résolut de livrer le fugitif. Afin de s’emparer de lui, il lui envoya un messager le priant de venir le rejoindre.

Ensuite Otu pria les missionnaires de se cacher sur la route que devait suivre le déserteur et de le saisir au passage.

Ainsi fut fait ; Tucker fut pris, garrotté, conduit au vaisseau où il arriva au milieu de la nuit, maudissant Otu qui l’avait trahi.

Il fut immédiatement mis au cachot.

Le 4 août, le capitaine Wilson leva l’ancre avec l’intention de quitter Tahiti immédiatement.

Une foule d’indigènes vinrent à bord pour prendre congé et aussi pour voir ce qu’ils pourraient obtenir.

Chaque Tahitien dit adieu au matelot qu’il avait choisi comme ami et quelques-uns d’entre eux pleuraient amèrement.

Mais à peine s’étaient-ils éloignés de quelques mètres qu’ils commençaient à rire et à chanter, comme d’habitude.

Les missionnaires remirent au capitaine leur correspondance pour leurs amis en Angleterre, puis ayant embrassé une dernière fois leurs compatriotes, ils revinrent à l’île.

Nous continuerons maintenant l’histoire des pauvres missionnaires qui se tenaient tristement sur la plage, les yeux pleins de larmes, à regarder le navire qui s’éloignait de Tahiti.

Ils sentaient qu’ils étaient dans une position des plus dangereuses, entourés d’hommes impies et méchants, qui convoitaient tout ce qu’ils possédaient et dont les mains étaient souvent rouges de sang.

Mais Dieu était avec eux et ils se reposaient sur cette assurance.

Cependant ils pensèrent devoir prendre certaines mesures de défense.

Ils avaient beaucoup de fusils et les indigènes le savaient ; mais ce dont ils ne se doutaient pas, c’était du fait que jamais les missionnaires n’auraient tiré sur eux, même en cas d’attaque.

Ils espéraient que la vue seule des armes tiendrait les sauvages à distance.

Peut-être était-ce une erreur de la part de nos amis d’avoir tant d’objets différents dans leurs demeures ; s’ils s’étaient contentés de la nourriture et du vêtement, les Tahitiens les auraient regardés avec bien moins d’envie.

Toute la nuit, deux des Européens veillèrent devant la maison et un autre montait la garde pendant la journée.

Le lendemain du départ du navire, celui des missionnaires qui était en sentinelle entendit Idia qui parlait à un indigène et lui faisait remarquer tout ce que possédaient les étrangers.

Elle ajoutait que le dimanche serait un jour favorable pour s’emparer de plusieurs objets, les frères étant alors plus spécialement occupés à prier.

Idia se doutait peu que ses paroles avaient été entendues.

Le missionnaire rapporta la conversation à ses frères qui aussitôt ordonnèrent à tous les Tahitiens de quitter la maison.

Idia fut effrayée lorsqu’elle entendit cet ordre et en demanda la raison.

Lorsqu’on lui rappela les propos qu’elle avait tenus, elle les nia effrontément, prétendant que son intention avait été de dévoiler un complot ourdi par des voleurs de profession !

Près de trois semaines plus tard, les missionnaires découvrirent qu’on leur avait dérobé un grand nombre d’outils dans la forge.

Ils ne tardèrent pas à remarquer un trou creusé dans un coin de l’atelier.

Ce trou ressemblait à celui que creuserait un lapin et aboutissait à la forêt voisine.

Sans doute, le voleur avait passé par là ; c’était lui aussi qui, avec ses mains, avait creusé ce long corridor.

Comment avait-il pu faire ce long travail sans être aperçu ?

La sentinelle raconta alors qu’elle avait bien remarqué le trou et avait même aperçu quelque chose qu’elle avait pris pour un chien sauvage se glisser par l’ouverture.

Le prétendu chien devait donc être le voleur dont la ruse étonna chacun.

En vain, les missionnaires cherchèrent à gagner le cœur des naturels par leur bonté.

Au contraire, parce qu’ils se refusaient à punir les voleurs, ils étaient considérés comme des lâches, tandis que leur seul désir était d’obéir aux enseignements de l’Evangile.

Les missionnaires prenaient à leur service les jeunes garçons de l’île.

L’un d’eux, occupé à cueillir le fruit de l’arbre à pain, perdit pied et tomba d’une assez grande hauteur.

Il fut relevé avec un bras cassé.

Clode lui remit sa fracture, mais, cinq jours après, par pure négligence, l’enfant se cassa le bras à une autre place.

Clode essaya de nouveau de lui panser, mais naturellement le blessé souffrait beaucoup.

Son père alors insista pour le ramener à la maison en disant : Je ferai chercher un médecin indigène, nous prierons nos dieux et mon fils sera bientôt guéri.

Le lendemain, M. Puckey et M. Smith allèrent voir l’enfant ; on leur dit qu’il était mort pendant la nuit.

Pendant que le pauvre petit tremblait de fièvre, son père l’avait plongé dans l’eau glacée d’un torrent et il avait expiré peu après.

A côté du cadavre on avait étalé un drap rougi par le sang du père qui, pour témoigner de sa douleur, s’était fait des profondes incisions avec une dent de requin.

Les missionnaires saisirent l’occasion pour parler aux Tahitiens qui se pressaient autour du corps inanimé de l’enfant.

Ils leur rappelèrent qu’un jour eux aussi devraient mourir et qu’alors leurs âmes devraient paraître devant le vrai Dieu qui avait préparé un séjour de bonheur pour les rachetés, tandis que les autres seraient exclus à toujours de sa présence.

Pendant ce discours, les indigènes cessèrent de rire et de parler ; pour un instant, ils parurent saisis de crainte.

Puckey fit un cercueil pour l’enfant et le lendemain quatre petits garçons le portèrent à la tombe, accompagnés par les missionnaires et une foule d’indigènes.

Ceux-ci étaient remplis d’étonnement à la vue du cercueil dont ils ne pouvaient comprendre l’utilité.

L’un d’eux s’écria : " Quel beau coffre cela ferait pour y serrer des habits ! "

Le père, selon la coutume, prononça un long discours sur la tombe de son enfant, disant combien son fils lui avait été utile pendant sa vie et déplorant sa perte.

Si les missionnaires n’étaient intervenus pour leur défendre, les parents se seraient déchirés la figure avec des dents de requin en signe de deuil.

Un jour Mane-mane dit aux Européens que Pomare allait faire un grand festin à Papare et qu’il l’avait mandé pour y offrir un de ces affreux sacrifices.

Mane-mane pria les missionnaires de l’accompagner, pensant qu’en leur présence, Pomare ne répéterait pas sa requête.

Ne supposez pas cependant que Mane-mane se repentit réellement de sa méchanceté ; point du tout ; il cherchait seulement à gagner la faveur des missionnaires.

Cover et M. Main accompagnèrent le vieux prêtre jusqu’à Papare, où Pomare était fort occupé aux apprêts de la fête.

Nos amis passèrent la nuit dans la hutte de Temari, le grand chef, l’ennemi juré de Pomare.

A peine installés, les missionnaires apprirent que les serviteurs de Temari venaient de tuer à coups de pierre un homme qu’ils avaient surpris volant dans une plantation d’ava.

Ils témoignèrent de leur indignation devant un pareil acte de cruauté, mais les serviteurs répondirent que les voleurs devaient être punis.

La nouvelle de ce meurtre excita la colère générale.

Les missionnaires furent réveillés pendant la nuit par des cris de guerre et jusqu’au matin ils restèrent prêts à tout, leurs fusils à la main.

Ils passèrent la nuit suivante chez Pomare où l’agitation n’était pas moins grande.

L’homme lapidé était un des serviteurs du vieux chef, aussi celui-ci était furieux contre Temari et s’attendait à une attaque immédiate.

Il dormit avec sa lance à côté de lui et un soldat armé à son chevet.

Les missionnaires furent heureux de quitter cette scène de tumulte, mais ils ne s’en allèrent pas avant d’avoir exigé de Pomare la promesse qu’il n’engagerait pas la guerre et qu’il ne ferait aucun sacrifice humain.

Bientôt après, ils apprirent que Pomare et Temari s’étaient réconciliés, mais ils eurent le chagrin de constater que le vieux chef avait fait immoler un homme pour sceller le pacte conclu.

Les missionnaires écrivirent une lettre aux chefs, les suppliant d’interdire au peuple de tuer les petits enfants.

Dans cette lettre, ils promettaient aussi d’élever les enfants qui seraient épargnés et de leur enseigner un métier utile.

Les missionnaires avaient un grand désir d’apprendre la langue de Tahiti, car il leur était très désagréable d’avoir continuellement recours à l’aide de Pierre le Suédois.

Naturellement le meilleur moyen d’arriver à une connaissance pratique de l’idiome de l’île était de parler avec les indigènes.

Pour cette raison, M. Jefferson et M. Cock exprimèrent le désir d’aller vivre quelque temps chez un chef qui les avait invités chez lui.

Les autres missionnaires n’étaient pas d’accord avec cette proposition ; ils craignaient que le contact continuel avec les païens n’entrainât leurs frères dans un mauvais chemin.

Cependant M. Jefferson et M. Cock persistèrent dans leur dessein.

Le canot dans lequel ils s’embarquèrent, fit naufrage et leurs livres et leurs papiers en subirent de grandes avaries.

Cet accident semblait indiquer clairement que Dieu voulait les arrêter. Ils n’en continuèrent pas moins leur route.

Au bout de quelques mois, M. Cock communiqua aux frères son intention d’épouser une femme païenne ; ceux-ci naturellement désapprouvèrent ce projet et l’invitèrent à revenir immédiatement auprès d’eux.

Cock eut la sagesse d’obéir et M. Jefferson resta seul au milieu des païens.

Les missionnaires avaient pendant ce temps beaucoup travaillé de leurs mains.

Ils avaient commencé à construire une maison assez grande pour les abriter tous ; cette habitation devait avoir deux étages, chose inouïe à Tahiti !

Au milieu devait se trouver une grande salle à manger, et au-dessus serait la chapelle.

Le roi et les chefs aidaient au travail en faisant des présents de bois.

Ils avaient hâte de voir la maison terminée parce que les missionnaires avaient promis que, une fois la construction achevée, ils leur feraient un navire.

Mais un évènement important et fort inattendu allait se produire ; heureux pour commencer, il devait avoir de tristes conséquences.

Chapitre VI

Exactement une année s’était écoulée depuis le jour où le Duff avait amené les missionnaires à Tahiti, lorsqu’ils virent apparaître un autre navire à l’horizon.

C’était huit heures du matin, le 6 mars 1798, lorsque l’approche du bâtiment fut signalée et trois des frères furent désignés pour se rendre à bord.

Ils trouvèrent que le vaisseau était un bâtiment marchand anglais, du nom de Nautilus.

Le navire avait été longtemps retenu en mer par les tempêtes et l’équipage manquait de vivres.

Lorsque les frères revinrent de leur visite, ils eurent entre eux une longue discussion au sujet de l’approvisionnement du navire.

Ils se dirent l’un à l’autre : " Quelle chose terrible pour nous si le roi et les chefs demandent des fusils et des balles en échange des provisions qu’ils fourniront au Nautilus ; et certainement le capitaine n’aura pas autre chose à leur donner.

Si cela arrive, la guerre éclatera entre les chefs et nous seront massacrés. "

Ils résolurent donc d’acheter eux-mêmes aux indigènes les provisions nécessaires à l’équipage et d’engager le capitaine à refuser aux Tahitiens les armes à feu que ceux-ci pourraient lui demander.

Le capitaine se montra d’accord avec cet arrangement.

Mais les conséquences de la chose ne tardèrent pas à se faire sentir.

Les indigènes allèrent visiter le navire et remarquèrent très vite avec un plaisir mêlé de dédain le dénuement dans lequel se trouvait l’équipage.

Ils escomptaient déjà obtenir une provision abondante d’armes à feu en échange des vivres qu’ils fourniraient.

Vous pouvez deviner quelle fut leur colère lorsqu’ils découvrirent que les missionnaires avaient frustré leurs desseins.

Le plus irrité de tous fut le roi Otu, mais il sut dissimuler son mécontentement.

Il y avait à bord du navire cinq sauvages, natifs des îles Sandwich.

Ces hommes s’échappèrent du vaisseau et vinrent se réfugier à Tahiti.

Le capitaine ayant besoin de leurs services, pria les missionnaires de l’aider à chercher les fugitifs.

Ils trouvèrent bientôt qu’ils s’étaient réfugiés auprès d’Otu.

Celui-ci fit dire au capitaine qu’il ne lui rendrait ses hommes qu’en échange d’un fusil par sauvage.

Le capitaine, fidèle à sa promesse, refusa cette proposition et Otu de son côté refusa de renvoyer les fugitifs.

Avant de lever l’ancre, le capitaine remit aux missionnaires deux fusils et un peu de poudre, ce qui ne fit naturellement qu’envenimer le ressentiment du roi.

Au bout de quatre jours, le Nautilus remit à la voile.

Après son départ, les missionnaires constatèrent avec une certaine angoisse que tous les membres de la famille royale les évitaient systématiquement.

Quinze jours se passèrent lorsque, à leur grand étonnement, ils virent reparaitre le Nautilus.

Une tempête avait obligé l’équipage à revenir s’approvisionner à Tahiti.

Les missionnaires essayèrent de nouveau d’obtenir de la viande et des fruits pour le navire, mais cette fois les indigènes refusèrent de leur vendre leurs produits.

Voyant dans ce refus l’influence de Pomare, ils sentirent croître leur inquiétude.

Cette même nuit deux matelots s’échappèrent du Nautilus.

Le capitaine, voulant à tout prix avoir ses hommes, demanda le secours des missionnaires.

Ceux-ci se consultèrent pour savoir ce qu’il y avait à faire.

Ils avaient la conviction que les fugitifs s’étaient rendus chez Otu et craignaient qu’un jour vienne où le roi, s’aidant de ces hommes et des sauvages des îles Sandwich, tous meilleurs soldats que les Tahitiens, les attaquerait eux-mêmes.

Ils résolurent donc d’aller auprès d’Otu, et de le prier de rendre les matelots au capitaine, et en cas de refus, de lui déclarer qu’à l’avenir, aucun habitant de Tahiti n’aurait la permission d’entrer chez eux.

Cette décision n’était pas bonne ; les frères n’avaient aucun droit d’imposer leur volonté à Otu ; et par-dessus tout, ils auraient dû compter sur Dieu seul pour les protéger.

Ils partirent immédiatement pour Pare où se trouvaient Pomare, Temari et Otu pour exiger la restitution des fugitifs.

Jefferson, Bromhall, Main et Puckey furent choisis pour cette mission ; ils étaient accompagnés de sept domestiques indigènes.

Ils se mirent en route à onze heures du matin et à une heure ils arrivaient chez Temari, l’ami de M. Main auprès duquel ils pouvaient espérer recevoir un bon accueil.

Ils prièrent Temari de les accompagner chez Otu qui demeurait un peu plus loin.

Il accéda à leur demande mais refusa d’entrer dans la maison.

Les missionnaires trouvèrent le roi entouré de ses serviteurs, parmi lesquels ils remarquèrent les indigènes de Sandwich, mais pas les matelots.

Otu leur parla comme d’habitude à leur entrée, mais ensuite retomba dans un silence maussade.

Pomare n’était pas là, malgré le message qui lui avait été envoyé.

Les missionnaires résolurent d’aller chercher le vieux chef.

En sortant de la maison d’Otu, ils trouvèrent Témari qui attendait dans le voisinage.

Ils lui demandèrent pourquoi il n’était pas entré avec eux auprès d’Otu et il leur répondit qu’il n’était pas en costume de cérémonie pour paraître devant le roi.

Les missionnaires acceptèrent cette raison et continuèrent leur route.

Près de trente serviteurs d’Otu les suivirent, mais comme ce fait n’avait rien d’extraordinaire, ils ne s’en inquiétèrent pas.

Ils avaient parcouru à peu près deux kilomètres de chemin et s’apprêtaient à traverser une petite rivière, lorsque tout à coup les indigènes se jetèrent sur eux et se mire à leur arracher leurs vêtements.

Ils trainèrent M. Jefferson à travers le cours d’eau et en firent de même pour William Puckey qui fut presque noyé.

Quelques autres Tahitiens vinrent au secours des frères et délivrèrent trois d’entre eux de la main de leurs ennemis.

Ces trois, abandonnant M. Broomhall qui avait disparu, demandèrent et obtinrent la permission d’être conduits auprès de Pomare.

Les pauvres gens s’en allaient ainsi, meurtris et presque nus et les femmes indigènes qui les voyaient passer pleuraient de pitié.

Ils trouvèrent Pomare et Idia dans un hangar au bord de la mer ; les vieux époux les reçurent avec bonté, leur firent donner des habits et les réconfortèrent en leur promettant aide et protection.

Idia, toute dure qu’elle était, pleura en voyant la condition des missionnaires.

Après s’être reposés quelque peu, ils repartirent avec Pomare et Idia pour s’en retourner chez Otu.

En chemin, ils rencontrèrent M. Broomhall qui n’avait pas été dépouillé de ses vêtements, bien que sa vie eût été en danger.

Lorsqu’ils arrivèrent à la maison du roi, Pomare fit sortir son fils et lui posa quelques questions au sujet du traitement qui avait été infligé aux missionnaires.

D’après les réponses d’Otu, on s’aperçut bien vite qu’il avait su à l’avance ce qui s’était tramé contre les frères.

Longtemps après, les missionnaires acquirent la certitude que le roi avait lui-même ordonné à ses serviteurs de dépouiller les missionnaires et que Temari était d’accord avec lui en cela.

De cette façon il avait voulu se venger sur les frères de ce qu’ils lui avaient refusé des fusils.

Otu cependant, craignant de perdre définitivement la faveur des Européens, leur fit rendre leurs vêtements et les regarda avec plus de bienveillance qu’auparavant.

A ce moment les matelots firent leur apparition parmi la suite d’Otu.

Pomare promit aux missionnaires qu’il obligerait le roi à les renvoyer au vaisseau.

Otu naturellement aurait désiré garder ces hommes auprès de lui pour l’aider dans ses guerres.

Les matelots eux-mêmes auraient voulu rester à Tahiti et l’un d’eux déclara :

- S’ils me ramènent à bord, ce ne sera qu’à l’état de cadavre !

Les missionnaires ayant fait tout ce qui était en leur pouvoir pour obliger le capitaine, désirèrent rentrer immédiatement chez eux.

Pomare leur prêta un grand canot afin qu’ils puissent faire le voyage par mer.

Il faisait nuit lorsqu’ils se retrouvèrent au milieu de leurs frères et leur racontèrent leurs aventures et comment Dieu les avait délivrés de la main de leurs ennemis.

Le lendemain, les frères consultèrent ensemble pour savoir quelles mesures ils avaient à prendre vis-à-vis de l’hostilité croissante des indigènes.

Quelques-uns émirent une proposition qui vous étonnera sans doute.

Il ne s’agissait de rien moins que d’abandonner le travail commencé et de rentrer en Angleterre.

Chose extraordinaire, la plupart des missionnaires approuvèrent ce projet.

Le capitaine de vaisseau, consulté par eux, leur conseilla de venir à son bord et s’engagea à les ramener tous en Australie d’où un autre navire les rapatrierait facilement.

Les frères demandèrent un délai de quelques heures avant de prendre une décision définitive.

A cinq heures ils se réunirent de nouveau et chacun donna son avis personnel.

Tous les missionnaires mariés, à l’exception d’un seul, avaient résolu de partir ; de cette façon onze hommes, quatre femmes et quatre enfants quittaient Tahiti pour toujours.

Sept missionnaires et la femme de l’un d’eux ne voulurent pas quitter le champ de travail où le Seigneur les avait placés.

Lorsque les indigènes apprirent ce qui se passait, ils en témoignèrent une grande tristesse.

Pomare et Idia vinrent eux-mêmes pour prendre congé ; lorsque le vieux chef apprit que tous les missionnaires ne partaient pas, il exprima toute sa satisfaction.

Les deux matelots fugitifs arrivèrent à leur tour, demandant à retourner au navire ; ils avaient été dévalisés par les indigènes parce qu’ils avaient refusé de les aider à maltraiter les missionnaires.

Le lendemain, le 30 mars, le Nautilus mit à la voile quatre jours seulement après la mésaventure que nous avons racontée.

Combien peu, au début du mois, les frères auraient supposé le grand changement qui devait se produire parmi eux !

Combien ils se sentaient faibles et abandonnés et pourtant ils savaient que le Seigneur ne les laisserait pas.

121 - Jésus est le chemin, la vérité, la v...

Nos paroles Chaque mot a son poids, chaque parole est une puissance ! Nos p...

122 - Des témoins de Dieu à Tchernobyl

Depuis la nuit mémorable du 26 / 27 avril 1986, Tchernobyl est devenu le sy...

123 - Simples témoignages à la gloire de D...

Les ombres que nous projetons " Par elle, quoique mort, il parle encore " (...

124 - Théodora

" Oh que ta main paternelle " Théodora a vécu de 1855 à 1866. Enfant de par...

125 - Le docteur BARNADO

L’ami des enfants malheureux L’oeuvre du Docteur BARNADO Le docteur Barnado...

126 - Récits et témoignages

De Lucien CLERC Graine de bagne... et Carl LEWIS Alors qu’il était encore t...

127 - La petite chanteuse

- Non, non, c’est inutile ; ce que je ne comprends pas, je ne l’admettrai j...

128 - Histoires anciennes pour enfants d'a...

Ce que Dieu aime Quelques garçons allaient ensemble abattre les noix et Hen...

129 - Dans les mers du sud (1)

Chapitre I De l’autre côté du globe, exactement à l’opposé de l’Europe, se...

130 - Dans les mers du sud (2)

Chapitre V Juillet 1797 Le vaisseau était parti depuis près de trois mois l...

131 - Dans les mers du sud (3)

Chapitre VII Une racine d’amertume. Les missionnaires avaient pris la sage...

132 - Dans les mers du sud (4)

Chapitre XI A la fin de février 1802, les frères décidèrent que M. Nott fer...

133 - Dans les mers du sud (5)

Chapitre XIV La plupart des missionnaires se trouvaient maintenant à Port J...

134 - Un étrange voyageur

Le vieux Sérapion a beaucoup voyagé durant sa vie ; depuis de longues année...

135 - Témoignage de M. LUDWIG

Comme un tison arraché du feu Nous avions parlé des voies merveilleuses par...

136 - Notre Père

Notre Père " Notre Père qui est aux cieux " Un fils et son Père. " Que ton...

137 - Jean Frédéric VERNIER

La biographie de Jean-Frédéric VERNIER Jean Frédéric Vernier, 1796 – 1871 d...

138 - Le poids des paroles

Le poids des paroles Le poids des paroles - Etude de Jules THOBOIS " Ne met...

139 - Diverses études de Arthur BLOCHER (T...

Christ tel que l'on ne doit plus le connaître " Et si nous avons connu Chri...

140 - Diverses études de Arthur BLOCHER (T...

Levez vos têtes Luc 21 : 28. Faut-il s’occuper de politique ? Non, si vous...