Bon Secours [1]- 1911 – 1914
Etudes d'infirmière et soins aux malades
A son retour d’Angleterre, Renée gardait au fond du cœur l’appel qu’elle avait reçu pour la mission.
De tout temps, elle avait désiré faire des études de garde-malades.
Ces études lui parurent une préparation utile à sa future carrière missionnaire.
Elle était douée pour cette vocation.
Son besoin de dévouement, son désir de remplir utilement sa vie, allaient trouver là un vaste champ d’action.
- Ce serait un bien grand privilège, écrivait-elle, si, en apportant quelque secours aux corps, Dieu se servait peut-être de moi pour soulager aussi quelques âmes. -
A sa mère, peu après son entrée au Bon Secours :
Je voudrais avoir un cœur immense et capable d’aimer un peu comme Dieu les aime, ces pauvres créatures humaines.
Je voudrais qu’elles comprissent que c’est par amour que je viens les soigner, et que, si je les aime, c’est qu’il y en a Un qui les a aimées et qui a tant fait pour elles.
A un cousin : 18 septembre 1912
…. De plus en plus je vois la puissance de l’amour que l’on répand autour de soi.
J’aime tellement l’expression biblique qui l’appelle " le lien de la perfection " ou " une voie par excellence ".
Je m’attache à mon travail et l’offre à Dieu.
Il peut à travers ses serviteurs faire rayonner un peu de son amour.
Pendant son stage à Bel Air, dans la maison des aliénés :
Ce qui est plus triste que tout le reste, c’est de voir la vie de l’esprit, du cœur et de l’âme éteinte avant celle du corps.
C’est tellement étrange et incompréhensible.
Hier soir, j’en étais toute troublée ; mais, vous savez, une force toute spéciale me sera donnée, et ce matin j’ai lu ce beau passage : " Ses mains ont été fortifiées par les mains du Puissant de Jacob. "
Hôpital, hiver 1912
J’ai dans ma salle des malades intéressantes, auxquelles je m’attache.
Une d’entre elles est touchante dans sa foi ; les docteurs ont tout essayé sans succès.
" Dieu seul peut agir " me disait-elle, " Il a la toute-puissance et Il est infiniment bon. "
Je prie pour elle, et je voudrais que Dieu fît un miracle.
Je me demande pourquoi les chrétiens réalisent si peu, dans leurs vies, quelque chose de la puissance que le Christ a donnée à ses disciples.
Avons-nous le droit de demander des miracles ?
Si nous l’avons, nos vies sont-elles assez dépouillées de nous-mêmes pour que Dieu nous exauce ?
Je crois que nous devrions imiter davantage la vie du Christ et de ses disciples, et vivre d’une vie simple, dépouillée de tous ces biens terrestres auxquels nous sommes si attachés :
- Allez… prêchez… guérissez… ressuscitez… purifiez… vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement.
Ne prenez ni or, ni argent, ni sac, ni deux tuniques, ni souliers, ni bâton.
Comment réaliser cette vie-là au milieu de tant de richesses ?
En étant entièrement détachée en esprit de tous ces biens, comme ne les possédant pas, mais étant responsable de la manière de les gérer.
A sa sœur
Je viens te dire : " Courage ! "
Il faut apprendre dans la vie à s’oublier soi-même, c’est ainsi qu’on est le plus heureux.
En faisant le sacrifice de sa vie, on se figure qu’on la perd, mais on la retrouve au double : Une puissance plus grande agit en nous.
Vois-tu, j’ai une telle paix parce que ma vie est entre Ses mains.
Je ne veux plus avoir aucune ambition, aucun désir personnel.
…. Je voudrais être une âme forte, sur laquelle Dieu pût compter.
Je voudrais, en obéissant à Ses commandements, devenir une amie du Seigneur, afin qu’Il puisse me faire comprendre Ses plans et me permettre de collaborer avec Lui. (Jean 15 : 14 et 15).
A son amie E. R. : Juillet 1912
C’est si bon de pouvoir tout Lui remettre.
Je fais journellement l’expérience qu’Il conduit ses enfants par des chemins douloureux et que nous n’aurions certes pas choisis, mais qui sont les plus propres à nous Le faire connaître.
La connaissance de Dieu est la seule chose nécessaire, et nous avons de grands progrès à faire pour la pénétrer et la posséder plus complètement.
Christ devient toujours plus pour moi la seule réalité qui existe.
La vie est transformée avec Lui, il y a tant de possibilités qui s’ouvrent devant nous.
Nous avons de grandes ambitions pour nos vies, mais Lui en a de plus grandes encore.
Il connaît si bien nos capacités.
Si nous Lui abandonnons tout, Il saura les développer et ouvrir devant nous le chemin dans lequel nos vies seront plus riches pour les autres.
A un cousin : 7 novembre
…. Je sais qu’une vie livrée à Christ tout entière peut être extraordinairement riche et puissante.
Dieu m’a donné des expériences qui m’ont fait réaliser sa puissance et les transformations qu’Il opère.
Novembre 1912
…. J’ai repris mon stage à Bel Air, et j’ai été contente d’y retrouver la petite infirmière dont je m’étais occupée.
Je me sens envers elle une grande responsabilité, car je m’aperçois qu’elle regarde à moi un peu comme à un modèle.
Elle me disait l’autre jour :
" J’ai failli me mettre en colère ; ce qui m’a empêchée de le faire, c’est que je vous sentais là tout près, dans la salle à côté. "
Elle lit maintenant sa Bible régulièrement, et lorsque je lui ai dit que chaque matin j’inscrivais dans mon agenda un " verset " comme une " merveille " de la parole de Dieu, pour le graver mieux dans ma mémoire, elle m’a répondu :
" Tout ce que je lis est si nouveau pour moi que je n’ai pas besoin de l’écrire pour me le rappeler. "
Crans, juin 1913
Mon cœur déborde de reconnaissance et de joie.
Je possède tant de trésors, j’aime à les compter tous.
Il en est un qui m’est plus précieux que tous les autres, c’est le trésor de l’Evangile, c’est cette paix profonde et inébranlable qui vit au fond de mon âme.
Je voudrais, par ma vie, remercier Celui qui me l’a donnée.
A la fin de ses études, en juillet 1913, le travail ne manqua pas à Renée : Direction du dispensaire des Eaux Vives, soins aux malades en ville, travail à la maternité ; puis, à Crans, organisation d’une maison de convalescence pour ses malades pendant l’été 1914.
C’est au Bon Secours que Renée a rencontré sa précieuse amie, Melle Genia Menni.
Un lien profond s’est établi entre ces deux âmes sœurs, qui vibraient à l’unisson pour toutes les souffrances humaines.
Renée avait besoin d’épancher son cœur dans un cœur qui la comprît.
Elle était plus que personne sensible aux témoignages d’affection, et la tendre sollicitude, la compréhension dont elle a été l’objet, a été une des grandes joies de sa vie.
Un travail commun, plus tard, auprès des blessés, et une correspondance suivie ont sans cesse fortifié cette intimité, qui n’a jamais eu l’ombre d’un nuage.
La plupart des lettres suivantes sont adressées à son amie : Juillet 1913
Je suis troublée du confort dans lequel je vis, en le comparant au dénuement de centaines d’existences.
J’ai toujours ce désir ardent, connaître pour moi, - car pour chacun elle est différente, - la vraie, la juste manière de vivre.
Comment faire pour partager avec les autres tout ce que je possède et tous mes privilèges ?
Le Ried, 3 août 1913
Savez-vous ce que je regrette, en lisant saint François, c’est de n’avoir pas vécu de son temps.
J’aurais certainement rejoint sainte Claire.
Quelle magnifique communion elle avait avec son Dieu, et par là comme son œuvre a été grande !
Dans la vraie pauvreté, et lorsqu’on a coupé tous les liens qui attachent au monde, il semble que cette communion doit être plus entière, plus complète.
Et comme il doit faire bon ne vivre que pour Dieu et Lui consacrer toutes choses !
Le Ried, 24 août 1913
Si je vous ouvre toute mon âme, ce n’est pas pour l’étaler au grand jour et ainsi atténuer les bénédictions de Dieu.
C’est dans le secret de votre âme que je parle, parce que nous nous comprenons et que nos expériences mutuelles nous aident à avancer.
J’ai reçu en Christ le pardon de mes péchés, vous le savez ; mais je lutte encore parfois avec mes propres forces, et alors je suis vaincue.
Or Dieu ne veut pas de cette vie de luttes et de défaites pour ses enfants.
Il veut nous rendre toujours victorieux, et Il m’a montré que pour y arriver il fallait abandonner la lutte par moi-même, pour qu’Il puisse prendre toute la place dans mon cœur.
Je m’étais déjà donnée à Lui, mais peut-être jamais aussi complètement.
Dieu m’a aussi montré que ma grande affection pour vous ne devait pas entraver ma vie spirituelle, et je Lui ai donné cette affection afin qu’Il la sanctifie.
C’est Lui seul qui a la grande, la première place dans mon cœur et dans ma vie.
Depuis cet acte d’abandon, la lutte contre un défaut qui me faisait sans cesse souffrir a disparu.
Il est le grand vainqueur !
Et puis les pensées inquiètes pour savoir si je vis de la bonne manière, les plans d’avenir, tout cela aussi n’est plus.
Il est là, qui dirige tout, jusque dans les plus petits détails.
Je ne dirai plus : " Je ferai ceci ou cela pour Ton service " : mais " Que veux-tu que je fasse pour Te servir ? "
Et sans rien voir à l’avance, je sais qu’Il a préparé un chemin tout spécial que je n’ai qu’à suivre.
Toute mon ambition est de rester fidèlement dans Sa communion, pour comprendre toujours quelle est Sa volonté.
…. C’est si bon de lire la parole de Dieu, quand Il vous l’explique Lui-même !
L’autre jour je lisais la parabole du fils prodigue, loin de son père, mourant de faim, demandant à ceux qui l’entouraient des carouges pour tromper et apaiser sa faim.
Ainsi l’âme humaine loin de Dieu est affamée.
Elle peut vivre un certain temps de l’amour imparfait des hommes ; mais s’il vient à manquer, elle meurt de faim.
Ce n’est que l’amour parfait du Père qui peut la sauver et la rassasier.
Comme je voudrais que cet amour parfait soit connu de beaucoup d’âmes qui meurent de faim, et comme je voudrais pouvoir révéler ce que j’en connais !
Je vous parle ainsi parce que mon cœur est plein et qu’il déborde.
…. Il faut que je vous raconte ce qui s’est passé une nuit.
J’ai été réveillée en entendant quelqu’un qui disait : " Retourne-toi, Renée, regarde derrière toi, regarde comme il est beau, le chemin sur lequel nous marchons. "
J’ai cru que c’était Dora qui avait parlé, mais elle dormait profondément.
Après avoir admiré par la fenêtre ouverte la lune dans le ciel étoilé, je me suis recouchée en pensant que le chemin de la foi sur lequel je voulais marcher était le seul vrai, le seul beau sur la terre.
A son amie E. R. : Octobre 1913
Comme c’est bon de trouver de temps en temps sur sa route des étapes de recueillement où l’on peut mieux envisager les questions éternelles, celles qui seules ont de l’importance.
Il faut que je vous dise ce que j’ai réalisé ces derniers temps : C’est que le Christ nous a apporté des choses magnifiques et glorieuses, que nous ignorons le plus souvent, ou bien dont nous avons la connaissance théorique sans les pratiquer dans notre vie.
Nous nous débattons longtemps dans le péché et essayons de le vaincre nous-mêmes, nous voulons améliorer notre nature, tandis que nous devrions permettre à Christ d’anéantir cette nature et de mettre la sienne à la place.
…. Pour moi, c’est mon but : Devenir semblable à Lui.
Il n’y en a pas de plus beau, qu’en pensez-vous ?
Pendant son séjour à la maternité : Octobre 1913
J’ai une faim et une soif intenses du Christ.
Tout le reste pour moi pâlit, et je ne veux m’attacher à aucun bien, à côté de ce bien excellent et parfait.
Je comprends si bien cette parole de l’apôtre Paul :
" Je regarde toutes choses comme une perte, à cause de l’excellence de la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur, pour lequel j’ai renoncé à tout. "
Mais vous savez, ce à quoi l’on renonce avec le plus de peine, c’est à ce " moi " qui ne veut pas mourir.
Mais Christ a vaincu, Il sera plus que vainqueur en moi aussi.
Pendant les mois de novembre et décembre 1913, Renée dirigea le dispensaire des Eaux Vives à Genève.
Ce n’est pas sans hésitation qu’elle accepta cette responsabilité.
…. Je reçois une lettre me demandant de me charger du dispensaire des Eaux Vives.
Je me sens bien incapable devant cette tâche.
Les docteurs m’effraient, et je n’ai pas l’étoffe d’une directrice.
Bon Secours, 4 novembre 1913
En reprenant le travail, on côtoie de nouveau la souffrance et la misère.
Oh ! Qu’elles sont grandes !
Quand je les contemple de près, quelque chose se serre dans ma gorge, et cette pensée de tant d’êtres plongés dans la détresse parce qu’ils ne connaissent pas Dieu m’a toujours tourmentée.
Je l’ai dit cet été à un homme tout simple et sans instruction, mais qui est un saint par toute sa vie.
Il m’a répondu à peu près ceci : " Ce que Dieu demande de vous, c’est que vous vous approchiez de Lui. Le bon grain tombé dans la terre en rapporte trente, soixante, cent pour un. "
Elle est si belle, cette pensée qu’une vie vécue en Dieu, par une loi semblable à celle de la nature, reproduira autour d’elle d’autres vies pareilles.
10 novembre 1913
Je sais bien que je suis trop petite, trop vile, trop imparfaite, pour comprendre l’amour de Dieu, qui ne peut être sondé ; mais je sais aussi que, sans le comprendre, je l’ai accepté, et que c’est du fond du cœur que je fais cette prière de l’Imitation :
" Attache-moi à Toi par un lien d’amour indissoluble, car seul Tu suffis à celui qui T’aime, et sans Toi le reste n’est rien. "
Décembre 1913
…. J’ai été voir dernièrement un pauvre homme atteint d’un terrible cancer à la tête.
Le mal a rongé et détruit une moitié de la figure.
C’est une plaie horrible.
Je n’ai jamais rencontré chez un malade une patience plus admirable, jamais une plainte, un calme profond.
Un homme atteint dans la force de l’âge par ce mal qu’on ne peut enrayer, qui ronge et qui grandit sans cesse…
Il en faut de la soumission et de la douceur, pour ne pas laisser échapper une parole irritée, un reproche, une plainte.
Maintenant il n’est plus, sans bruit il est parti.
Ce sont de ces vies admirables, cachées, et que l’on ignore.
C’était un héros dans la souffrance.
A Noël 1912 et 1913, Renée réunit dans le salon de ses parents, au Grand Mézel, des malades pauvres et infirmes.
Plusieurs infirmières du Bon Secours devaient aussi participer à cette fête.
Nous trouvons dans son carnet intime cette prière :
24 décembre 1913, au soir :
La prière que je t’adresse, ô Dieu, et tu sais combien je voudrais que tu l’exauces, c’est de Te révéler avec Ta force et Ta puissance aux âmes de celles qui viendront ici.
Je me sens pressée de te prier pour plusieurs d’entre elles ; entends mes prières, mes soupirs, mes demandes, et Toi aussi intercède pour elles.
A son amie E.R., quelques jours après :
Nous avons eu une délicieuse fête de Noël pour nos malades ; il y avait une vingtaine d’enfants et une douzaine de femmes.
Maman leur a dit quelques mots qui leur ont donné du courage et de la paix.
La lettre suivante, écrite à Melle Menni au retour d’un séjour chez elle à Samaden, montre que Renée, malgré toute son activité au dehors, ne négligeait pas ses devoirs de famille.
Genève, février 1914
A mon arrivée, j’ai trouvé une lettre de sœur Rose-Marie me demandant de venir travailler à la Maternité, mais j’ai mon devoir bien marqué à la maison.
J’étais contente ce matin lorsque maman, en partant pour Paris, m’a dit : " Je pars sans souci. "
- Inès m’appelle sa petite mère, et c’est d’elle surtout que je vais m’occuper… Peu importe le genre de travail ; l’essentiel c’est de rester en communion avec Dieu.
…. Inès vient d’avoir toutes ses petites amies, elles se sont bien amusées ; les voilà parties, c’est le calme après le grand brouhaha.
En observant ces petits, il est facile de remarquer ce trait caractéristique de la nature humaine, l’égoïsme.
Chez les enfants il est naïf, ils n’essayent pas de le dissimuler ni de lui donner une forme qui le fasse tolérer.
J’ai comparé ces heureux enfants à ceux de Mme P., que je soigne maintenant.
Quelle tristesse, quelle amertume doit régner dans leurs petits cœurs !
Une mère malade, irritée, grondant, criant, insultant l’aînée, une fillette de treize ans, qui ne fait pas assez d’ouvrage.
Ce ne sont que pleurs et chicanes du matin au soir.
On se sent impuissant, mais Dieu peut toucher les cœurs.
Lorsqu’il se pose un problème difficile, élevons nos cœurs à Lui, Sa puissance descendra.
Dimanche…
… J’ai eu une très bonne journée ; je le dois peut-être à un plus long moment de recueillement ce matin.
J’ai médité la dernière prière de Jésus pour ses disciples.
Jamais encore je n’avais si vivement senti son immense amour pour les siens.
Après la gloire du Père, Il ne s’occupe que d’eux ; et dans ses requêtes il y a un tel accent de tendresse et d’amour.
" Père, mon désir est que là où je suis, ceux que tu m’as donnés y soient aussi. "
Ce sont les paroles d’un véritable ami ; comme Il connaissait les besoins de notre cœur !
Ce matin j’ai goûté quelque chose de cette amitié-là.
16 février 1914
…. Je ne fais pas de projets, j’ai ce grand désir d’une vie entièrement donnée à ceux qui ont besoin d’amour et qui en sont frustrés, mais je me rappelle cette pensée de Kingsley :
" C’est notre orgueil bien plus que notre héroïsme qui s’écrie : - Donnez-moi des montagnes à transporter ! Quant à balayer la poussière…
- " Soyons fidèle, Dieu nous augmentera le travail suivant Son grand plaisir.
18 février
…. Ce matin je suis partie seule pour une promenade.
J’étais préoccupée, je me posais de graves questions.
Comment, pratiquement, vivre la vie de Christ ?
Pour Le suivre, ne faut-il pas être comme Lui, libre de tout ce que le monde donne, ne rien posséder, dépendre de Dieu uniquement ?
Je mettais devant Lui ce désir : Vivre comme Il a vécu.
J’ai ouvert mon petit livre de psaumes, et Dieu m’a parlé.
Il m’a répondu par des promesses magnifiques, et je suis rentrée en me répétant les paroles qu’Il venait de me donner.
2 mars 1914
Je sens si bien que Dieu m’aime et me conduit, et dans chaque détail de mes journées, je reconnais Sa main et Son amour.
Il parle si clairement lorsque nous sommes prêts à L’écouter…
Chaque jour, c’est un ordre et une promesse nouvelle.
Mars
…. Saluez de ma part vos montagnes que j’aime ; qu’il faisait beau là-haut, au milieu de la grande solitude, loin des hommes et plus près de Dieu !
…. Ce matin, je suis allée chez une nouvelle malade, un mal de Pott, avec paralysie des membres.
Elle est tout à fait dépendante et a beaucoup souffert pendant ces deux mois passés à l’hôpital.
On n’avait pas le temps….
Personne ne lui donnait à boire, et ses oranges pourrissaient dans son tiroir…
Elle est très " brave ", et c’est un grand bonheur pour moi de pouvoir l’entourer et lui donner les soins dont elle a été privée.
Je lui ai fait des coussins de différentes grandeurs, et quand je les eus placés, elle m’a dit : " Me voilà bien, cette fois, je suis comme une reine. "
Elle m’a demandé de chanter un cantique, et d’une voix éteinte elle essayait de répéter le refrain.
…. Croyez-vous qu’il n’y ait vraiment pas moyen d’égaliser un peu les biens de ce monde ?
Cela fait si mal de voir d’un côté tant d’argent gaspillé et de l’autre de si grands besoins.
Lorsque je pense à la peine et au rude labeur d’une femme, par exemple, qui gagne 2 francs 80 par jour, et qui avec cela doit entretenir ses deux enfants et une vieille grand-mère, et lorsque, après mes visites dans ces intérieurs où tout manque, je rentre dans un si confortable chez-moi, j’ai le cœur serré et je voudrais prendre leur place et leur donner la mienne….
Lisez le chapitre 8 du livre 4 de l’Imitation, il est admirable : " Tout ce que vous me donnez hors vous, ne m’est rien, parce que c’est vous que je veux et non pas vos dons. "
Et plus loin, c’est si vrai : " La joie parfaite réside dans le don parfait. "
Mars
…. J’ai un grand projet pour cet été.
Louer à Crans une petite maison et avoir là tour à tour tous nos malades de la ville ; une maison de repos et de convalescence.
Mes parents ont examiné la chose et n’y sont pas opposés.
Si ce projet vient vraiment de Dieu, Il pourvoira à tout.
30 mars
La maison à Crans, le " Petit Clos ", peut être louée, avec son joli jardin.
Ce sera un vrai paradis pour nos malades.
J’espère avoir pour aide une infirmière de Bel Air avec qui j’ai travaillé.
Nous nous étions attachées l’une à l’autre, et, après avoir quitté Bel Air, je lui avais écrit, et parlé intimement et sérieusement.
Elle m’a raconté dans la suite qu’elle s’était un peu moquée de moi en recevant ma première lettre, puis elle avait réfléchi, et elle a eu envie, comme je le lui conseillais, de lire la Bible, pour y trouver ce dont son âme avait besoin.
N’ayant point de Bible, elle a demandé à Dieu de me faire comprendre qu’il fallait lui en envoyer une, et Il l’a fait.
Sans rien savoir, j’en ai acheté une, que je lui ai envoyée.
" Avant même d’ouvrir le paquet, me disait-elle, j’étais sûre que c’était une Bible. "
…. Depuis ce moment, un grand changement s’est fait en elle.
Sierre, avril 1914
Me voilà plongée dans la nature, oubliant pour un moment le travail, la souffrance, les douleurs des autres et cherchant auprès de Dieu la force et l’amour, quelque chose de Son amour divin, qui nous fait comprendre, aider, consoler.
C’est profondément triste de voir Son amour rejeté, incompris.
On voudrait entendre s’élever une voix puissante comme celle d’un prophète qui crierait au monde son fol égarement.
Genève, le 30 mai 1914
Mon malade tuberculeux est mort.
J’étais auprès de lui une heure pendant sa longue agonie, il y avait quelque chose de si poignant, de si impressionnant, auprès de ce mourant, par moments agité, par moments calme.
Ses yeux fixes semblaient contempler des choses que nous ne voyons pas et qui mettaient un sourire sur sa figure.
Il a reconnu sa femme, son frère et d’autres.
L’angoisse de la séparation est poignante ; je ne comprends pas comment ceux qui ne croient pas peuvent la supporter.
Crans, le 1er juin 1914
Vous auriez bien ri hier après-midi, si vous aviez été quelques instants dans la cour de Crans, pour assister au déménagement, puis à l’emménagement du Petit Clos.
Chacun voulait aider, et tout fut bien vite descendu du grenier ; lits, sommiers, matelas, fauteuils, duvets, couvertures, ustensiles de tout genre furent hissés sur un char.
L’âne fut attelé et " en avant " !
Heureusement que le trajet entre les deux maisons n’est pas long, car l’allure à laquelle nous marchions ne devait pas nous conduire loin.
Tout fut bien vite mis en place, et il ne reste que quelques derniers achats à faire pour que tout soit prêt mardi ; ce sera le grand jour d’arrivée.
Pélissier amènera en bateau Mme S., qui n’est pas sortie de sa cuisine depuis douze ans.
Nieder se chargera de la petite R., qui est impotente des deux jambes.
Moi-même, j’irai chercher Mme J. et la pousserai dans une petite voiture.
J’ai reçu une très belle somme, qui m’ôte en grande partie le souci financier.
C’est touchant de voir au village combien chacun prend de l’intérêt pour ces malades.
…. Maman et Dora partiront pour l’Angleterre en juillet ; pour moi, adieu les projets de voyage, j’ai l’aile attachée à Crans ; si la vôtre est libre, venez jusque dans nos parages, il y fait bon.
4 juin 1914
Je voudrais vous faire part de toutes mes joies, la journée de mardi a été belle, je vous assure, et restera gravée dans plus d’un cœur.
Il n’y a pas de plus grand bonheur que de pouvoir faire des heureux et apporter un peu de joie dans la vie de ceux qui en sont privés.
Le grand voyage de Genève à Crans s’est bien effectué.
La joie de tous était complète.
Vous auriez dû voir les étonnements successifs de la petite R., une mignonne petite fille de six ans atteinte de paralysie infantile.
Pour la première fois de sa vie, elle voyait le lac ; elle poussait de grands cris devant les prés, les fleurs, les vaches.
Elle n’était sortie de chez elle que pour aller chez le docteur.
Les autres malades, une fois arrivés au Petit Clos, se sont installés sur un banc devant la maison et ne voulaient plus le quitter.
Mme S. ne pouvait se décider à monter dans sa chambre ; c’est qu’elle avait à se rattraper de douze ans sans avoir respiré l’air frais du dehors.
J’aurais voulu que vous assistiez à la première visite à la ferme avec les enfants.
La petite R. avait ignoré jusque-là l’existence de tant de bêtes.
Chacune lui semblait plus intéressante que l’autre ; il fallait s’approcher et les caresser toutes.
Elle n’avait aucune méfiance, aucune peur, tout au contraire, elle tendait sa petite main et réclamait un baiser.
Elle était ravie parce qu’un jeune poulain, qu’elle caressait avec amour, l’a vraiment baisée en lui léchant la main.
Si on l’avait laissé faire, elle aurait emporté dans sa poussette, poules, poulets, chats et lapins.
Nous avons fait hier une grande expédition au bois.
Ce n’était pas toujours facile d’avancer, en poussant les chars sur les chemins couverts de cailloux ou creusés d’ornières, mais nous y sommes arrivés quand même, et il faisait très bon sous les grands arbres.
Voici l’horaire de mes journées : A sept heures, je suis au Petit Clos, et je commence par soigner la petite bonne, qui a besoin d’un peu de massage.
Puis je lève Mme J. et la petite R., elles déjeunent toutes ensemble à huit heures.
Je rentre moi-même déjeuner à la maison et dire bonjour aux miens.
Je retourne à huit heures et demie pour le culte, nous chantons et lisons la Parole de Dieu.
Puis, chacun va à son ouvrage.
Les malades valides font les chambres, j’installe les autres dehors et commence les soins, massages, pansements, cataplasmes ou ventouses.
Les petits dorment entre une et deux heures, et je m’arrange pendant la journée à les emmener promener, afin qu’ils ne soient pas toujours là et ne fatiguent pas les malades.
Le souper est à six heures et demie.
Et plus tard, vers huit heures et demie, je viens dire bonsoir à la maisonnée.
Dora m’aide beaucoup et a une affection toute spéciale pour les enfants.
Inès aussi passe tous ses moments libres au Petit Clos.
L’autre jour, en se promenant, la petite R. s’étonnait de voir le Jura qui était bleu comme le lac, elle demandait si c’était en bois ou en carton.
Et puis en voyant une fois papa à cheval, elle s’était écriée d’un air ravi à la vue des étriers :
" Oh ! Il a aussi des appareils aux jambes. "
Mais lorsqu’il est descendu, sa figure est devenue toute triste et elle a dit : " Mais il marche bien mieux que moi, quand même. "
A côté de toutes ces joies, il y a aussi de petites difficultés.
Mais lorsqu’elles surgissent, je les remets bien vite à Dieu, qui peut toujours les aplanir.
Je ne suis qu’une petite servante, qui essaie d’obéir et qui doit dire : " Je suis une servante inutile, j’ai fait ce que je devais faire. "
…. Il y a beaucoup, beaucoup à faire au Petit Clos.
J’y suis maintenant de sept heures à midi sans interruption, avec quatre malades qui ne peuvent pour ainsi dire rien faire sans aide.
Il y a bien de l’ouvrage.
Je suis seule avec une femme de ménage qui fait la cuisine.
Notre petite bonne est tombée malade.
J’attends une aide pour le travail que je suis obligée de faire maintenant en dehors des soins à donner.
S’il y a un peu de peine et de fatigue, il y a aussi beaucoup de joie, et Dieu sait ce dont j’ai besoin et prend soin de nous.
3 juillet 1913
C’est bon de se sentir à l’école de Dieu, de penser qu’Il prend en main notre éducation, et que cette éducation nous amènera à une ressemblance plus parfaite avec Lui.
…. La maisonnée est au complet, onze personnes, entre autre une malade tout à fait alitée, qui ne peut rien faire elle-même, mais c’est une délicieuse malade, si heureuse d’être ici.
Elle avait si peur de ne pouvoir venir, elle disait : " Je veux me cramponner à Melle Van Berchem, pour qu’elle m’emmène à Crans. "
On l’a amenée dans l’auto de l’hôpital. Nous avons trois nouveaux enfants, qui sont bien pâlots et malades.
Ma tâche est grande, je le sens chaque jour vivement, et je me trouve un peu seule.
Papa et les enfants vont faire un voyage en auto.
Maman et Dora partent le 10 juillet pour l’Angleterre.
Mais je regarde plus haut et je demande à mon divin Maître tout ce dont j’ai besoin.
Laissez-moi, en terminant, citer deux pensées :
La première, de Maeterlinck : " Il n’y a pas d’être au monde qui n’améliore quelque chose en son âme dès qu’il aime un autre être. "
La seconde, de l’Imitation, que je cherche à réaliser : " Demeure certain que tu dois mener une vie mourante. Plus on meurt pour soi, plus on vit pour Dieu. "
[1] Le Bon Secours, école privée et internat de garde-malades à Genève, donne une instruction professionnelle à des jeunes filles de la classe cultivée, soit pour les préparer aux œuvres philanthropiques, soit pour les mettre à même de pratiquer comme infirmières.