" Oh que ta main paternelle "
Théodora a vécu de 1855 à 1866.
Enfant de parents allemands établis dans le Nicaragua pour leurs affaires, elle fut confiée par eux au missionnaire P. Jürgensen qui, de concert avec sa femme, évangélisait la très petite tribu d’Indiens établie dans la minuscule île de Ramakey, à seize kilomètres de la côte des Mosquites.
C’est un notaire de la ville de Nicaragua qui, envoyé par les parents de Théodora, était venu demander au missionnaire de la prendre en pension chez lui.
Et d’abord celui-ci avait opposé à cette demande, la plus énergique résistance.
Il lui semblait impossible d’entreprendre et de mener à bien cette éducation dans des conditions aussi opposées à celles où jusqu’ici avait vécu l’enfant.
Cependant, l’insistance du notaire finit par triompher de cette résistance, et plus tard Jürgensen n’eut pas lieu de le regretter.
Mais, pendant les premiers mois du séjour de Théodora à Ramakey, les appréhensions exprimées au notaire ne parurent que trop justifiées.
Si jeune que fût Théodora, elle avait pris trop part à toutes les jouissances de la société pour que, transplantée dans une île à peine sortie de l’état sauvage, elle ne se lassât pas de répéter : " Pourquoi m’a-t-on amenée ici ? "
" Deux mois, raconte Jürgensen à qui nous laisserons désormais la parole, deux mois s’écoulèrent dans ces conditions, pénibles pour l’enfant, pénibles aussi pour nous.
Mais ensuite elle s’habitua à notre manière de vivre, à l’ordre qui régnait dans notre maison et à l’île qui était devenue sa patrie.
Elle prit goût à l’école et au culte.
Quoique n’ayant reçu aucune instruction, elle apprenait facilement et disait :
" Il faut que je rattrape les autres enfants, que je devance Jim (le garçon le plus doué de la classe) et que je sois la première. "
Elle était étonnante.
Aucun ouvrage n’était trop difficile, rien n’était trop méprisable pour qu’elle ne le fit avec joie.
Elle étudiait les saintes Ecritures avec un sérieux et un intérêt croissant, et son zèle pour les questions spirituelles se développait d’une manière surprenante.
Le matin, pendant qu’à la chapelle je donnais l’instruction aux catéchumènes, elle s’asseyait devant la fenêtre pour écouter ce que je disais et chercher les passages bibliques que je citais.
La leçon terminée, je rentrais à la maison ; alors Théodora venait au-devant de moi pour me dire qu’elle avait trouvé tous les passages bibliques que j’avais mentionnés et elle se mettait à les apprendre par cœur.
Quand elle ou l’une de ses compagnes s’était rendue coupable d’une faute, elle s’en affligeait beaucoup et ne retrouvait pas sa gaîté naturelle avant d’avoir demandé pardon à ma femme.
Après avoir reçu le pardon, elle embrassait sa " maman " et retournait à ses jeux, pleine de joie.
Souvent aussi elle exhortait ses amies à être sages et obéissantes en leur disant :
" – Jésus sait et voit tout. Vous l’attristez par votre conduite. Vous savez combien il vous aime : Aimez-le en retour !
D’un seul coup tout son être avait été saisi, pénétré et rempli de l’amour et de la grâce du Seigneur.
Le contraste entre elle et notre domestique était aussi grand que possible.
Celle-ci s’appelait Mary.
Nous parlerons d’elle plus tard.
Après un séjour prolongé dans notre maison, elle persistait dans sa froideur et dans une opposition sourde et opiniâtre.
Théodora ne comprenait pas pourquoi Mary n’était pas aimable et joyeuse et ne faisait pas son ouvrage de bon cœur.
Elle lui disait :
" – Mary, si tu voulais aimer le Sauveur, tout ton travail te serait facile.
La domestique, ennuyée par ces paroles, se mit à tourmenter et à chicaner Théodora tant qu’elle pouvait.
Mais elle fut vaincue par la franchise parfaite et sincère de l’enfant.
" – Mary, pourquoi fais-tu cela ? Ne sais-tu pas que je t’aime ?
C’était là toute la vengeance de la petite.
Lorsque pendant son séjour à Rama, Dieu rappela plusieurs enfants à lui, Théodora chanta, comme saisie du pressentiment de sa mort prochaine :
Quand le Sauveur appelle
Dans sa gloire éternelle
Un de ces chers enfants,
Disons : C’est une grâce
D’avoir si tôt sa place
Parmi les élus triomphants.
Le bonheur de l’enfant était indescriptible.
Le Sauveur était toute sa joie. Son petit cœur, rempli d’amour pour lui, était le sanctuaire de son Esprit.
Le soir, quand nous avions fait notre culte de famille, ma femme avait l’habitude d’accompagner les trois fillettes dans leur chambre.
Chacune faisait alors sa prière.
Dans la sienne, Théodora mentionnait tous ses amis et surtout ses parents, sentant vaguement qu’ils suivaient une autre voie.
Elle demandait à Dieu de les amener à la connaissance du salut.
Un jour, j’avais fait visite à une malade et j’étais rentré chez moi très abattu et découragé.
L’état de la femme que j’étais allé voir ne me laissait point d’espoir de guérison, et ses dispositions spirituelles me donnaient plus de souci encore.
Elle avait repoussé toutes mes exhortations.
Sans tenir compte de la présence de Théodora, je donnai libre cours à mes sentiments, et exprimai la crainte que la femme ne s’en allât sans avoir reconnu ses péchés et s’en être repentie.
Sans dire mot, la petite sortit et entra dans la chambre à côté.
Elle se mit à genoux, et, sans penser à nous, qui entendions et comprenions chaque mot, elle dit :
" Cher Sauveur, tu sais combien papa est affligé par la conduite de cette vielle femme.
" Tu nous a promis de faire ce que nous te demandons en ton nom. Ne veux tu pas avoir pitié de cette femme ?
" Tu es si bon et tu ne veux pas la mort du pécheur.
" Cher Sauveur, ne permets pas qu’elle soit perdue ! "
Cette prière, qui fît sur nous une profonde impression, monta au trône de Dieu, et voici comment il y répondit.
Pendant la nuit suivante je fus appelé vers la femme malade pour prier avec elle.
Bien que d’une faiblesse extrême, elle ne voulait pas rester couchée.
Ses amies devaient la relever, la soutenir pour qu’elle pût s’agenouiller pendant la prière.
Un changement s’était fait dans l’âme de la malade.
En la quittant, j’avais le sentiment et l’espoir qu’elle serait encore reçue dans la maison de son Père céleste.
Elle mourut la nuit même.
Mais quelle fut la joie de l’enfant quand je lui racontai ce qui s’était passé la veille !
Dans la réunion du lundi, j’avais l’habitude de lire un article ou une petite brochure.
Si selon l’opinion de Théodora le contenu de la lecture avait rapport à l’état de son père, elle me demandait l’article, disant qu’elle le lirait à ses parents.
Cependant la situation était délicate.
Nous ne pouvions contrarier le sentiment de l’enfant, mais nous ne voulions rien mettre non plus entre elle et ses parents.
Ma femme lui disait alors :
" – Mon enfant, tu ne devrais pas faire cela ; ton père pourrait être mécontent.
Mais elle répondait :
" – Même s’il me battait, je l’embrasserais et je le baiserais jusqu’à ce qu’il soit apaisé.
Elle croyait pouvoir tout obtenir et tout vaincre par l’amour.
Une année s’était écoulée lorsque l’heure sonna où nous dûmes nous séparer de ce rayon de soleil.
En 1865, pendant l’été, une nouvelle chapelle fut bâtie à Rama.
Notre temps et nos forces étaient entièrement pris par les occupations que nécessitait la construction.
Ma femme était aussi presque toujours retenue à la cuisine où elle préparait les repas pour les ouvriers.
Je demandais au père de Théodora de reprendre la petite.
L’heure de son départ fut douloureuse pour nous tous.
De Bluefields, où elle devait passer quelques jours avant qu’on vint la chercher, elle m’écrivit une lettre dont je donne ici la traduction exacte :
" Mon cher papa,
" Nous sommes bien arrivés à Bluefields.
" Notre cher Maître a étendu sa main sur nous.
" Mon Sauveur m’a montré qu’il ne m’a pas oubliée. Il ne m’oubliera jamais.
" Je lui demanderai tous les jours qu’il me donne la force et la grâce de m’attacher à lui, de penser à lui et de le porter dans mon cœur.
" Puisque je dois aller à la maison dans quelques jours, je te supplie de prier pour moi pour que je n’oublie pas tes exhortations.
" Oh ! que je devienne une petite branche du cep de Jésus-Christ et que j’arrive à la maison avec ma Bible, pour que tu apprennes, après toute la peine que tu as eu avec moi, que j’ai gagné une âme à Christ, et qu’en retournant dans le monde et à ses distractions je n’aie pas honte de faire honneur au nom de Jésus conformément à sa parole :
" Celui qui me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père céleste. "
" Mon cher papa, je ne voudrais pas redevenir une chrétienne de nom seulement.
" Je désire sincèrement prouver, par mes paroles et par ma conduite, que je suis un vrai disciple du Seigneur.
" Salue ma chère maman, Lina, Sarah, Mary.
Dis-leur que je me souviendrai d’elles devant le Seigneur.
Je les prie d’être obéissantes.
" Mille adieux à tous les membres de l’Eglise.
" Beaucoup de salutations et beaucoup de baisers pour maman, Lina, Sarah et pour toi, cher papa.
" Je reste ta bien reconnaissante
Théorodora D. "
Le notaire dont j’ai parlé plus haut vint lui-même m’apporter cette lettre.
Il me dit :
" – Je vous assure que la chère petite l’a écrite toute seule. Je souhaite, ajouta-t-il, qu’elle reste ce qu’elle est. Moi, je devrais aussi être chrétien.
" Je me rappelle que, lorsque j’étais enfant, je me suis agenouillé avec ma mère pour prier.
" En parlant ainsi, il se couvrit les yeux de ses mains et répéta à demi voix et en sanglotant :
" – Je devrais être chrétien, moi aussi, mais je ne le suis pas.
En recevant ces nouvelles de Théodora, j’avais honte d’avoir dans le temps refusé si énergiquement de la garder dans ma maison.
Et que devint Théodora transplantée subitement dans un tout autre milieu ?
Arrivée à la maison, elle fit luire sa lumière devant tout le monde.
Quand elle voyait, même chez ses parents, quelque chose qui ne fût pas bien, elle disait ouvertement que cela n’était pas d’accord avec le commandement de Dieu.
Son père s’en fâchait beaucoup et prétendait que j’avais corrompu son enfant.
Ce bon monsieur ne savait ou ne comprenait pas que le changement qui avait eu lieu dans le cœur de l’enfant n’était pas mon œuvre, mais celle de Dieu.
Cependant l’amour ardent de la petite finissait par remporter la victoire, même dans la maison de ses parents.
Cédant à ses instances, ils réservaient une chambre de leur appartement aux Indiens de notre île qui allaient chercher de l’ouvrage en ville.
Théodora disait à ses parents :
" – Vous devriez être particulièrement bons envers ces gens, car c’est au milieu d’eux que j’ai appris à connaître le Sauveur.
Le soir elle était heureuse de réunir ces Indiens dans leur chambre et de chanter avec eux des cantiques de notre psalmodie.
Elle indiquait les versets, dictait les paroles.
Puis les voix sonores des Indiens se mêlaient à la voix claire et joyeuse de l’enfant.
Attirés par le chant, d’autres personnes, même des catholiques, se groupèrent autour de la maison, de sorte que ces cultes, dirigés par la petite Dora, firent sensation dans la ville.
Par ces réunions, par ses paroles, par sa conduite, par la lumière céleste qui émanait de son être, elle réussissait à convaincre ses parents qu’il n’y avait là rien d’artificiel, mais une œuvre de Dieu, et ils finirent par se réjouir du goût de leur fille pour les choses spirituelles.
Au commencement de l’année 1866, l’Ami divin des enfants trouva bon de retirer la petite Dora dans les demeures célestes.
Elle avait alors onze ans.
Son départ fut tel que beaucoup de personnes en furent vivement frappées et touchées.
Son père, qui comme médecin avait souvent affaire à des malades et des mourants, avoua qu’il n’avait jamais rien vu de semblable.
Avant de s’en aller, elle demanda encore une fois aux siens d’être bons envers les Indiens.
Elle parla de l’amour et de la fidélité du Seigneur dans des termes pleins de joie et d’éloquence.
Ame victorieuse, elle alla au-devant du Sauveur.
Avec les personnes qui entouraient son lit, elle chanta la strophe de Charlotte Elliot :
Tel que je suis, sans autres biens
Que ton sang versé pour moi,
Tel que tu m’appelles à toi
Agneau de Dieu, je viens !
Et s’endormit.
Son père était tellement ému de sa fin qu’il vint lui-même à Rama pour me raconter tous les détails de la maladie et de la mort de son enfant.
En versant des torrents de larmes, il nous remercia de tout ce que nous avions fait pour elle.
Avant de nous quitter, il nous donna tout l’argent qu’il portait sur lui et me chargea de le distribuer aux habitants de l’île.
Dieu avait tout bien fait.
J’avais de la peine à l’admettre alors, mais je l’appris dans la suite.
Bientôt après ces événements, la mère et la sœur de Dora se rattachèrent à l’Eglise catholique et les parents se séparèrent.
Dieu avait repris à lui la petite Théodora pour qu’elle n’eût pas cette grande douleur.
Extrait des " Souvenirs d’un missionnaire morave " par J. P. Jürgensen
Oh ! Que ta main paternelle
Oh ! Que ta main paternelle
Me bénisse à mon coucher !
Et que ce soit sous ton aile
Que je dorme, ô mon Berger ! (Bis)
Veuille effacer par ta grâce
Les péchés que j’ai commis,
Et que ton Esprit me fasse
Obéissant et soumis ! (Bis)
Fais reposer sous ta garde
Mes amis et mes parents,
Et que ton œil les regarde,
De ton ciel, petits et grands ! (Bis)
Que ta faveur se déploie
Pour consoler l’affligé ;
Donne au pauvre un peu de joie,
Au malade la santé ! (Bis)
Seigneur ! J’ai fait ma prière ;
Sous ton aile je m’endors,
Heureux de savoir qu’un Père
Plein d’amour veille au dehors. (Bis)
GLARDON