La onzième heure d'un officier français

Le 31 juillet, mourait à Paris le lieutenant-colonel J. D**, qui, fils d’une honnête famille de vignerons alsaciens, s’était élevé à l’honorable position qu’il occupait par son intelligence, sa force de volonté et sa persévérance au travail.

Sur sa tombe, le colonel M., parlant au nom des officiers et des employés du dépôt central d’artillerie, a rendu un bel hommage à l’homme et au militaire.

Après avoir esquissé sa carrière, il ajouta : " Le lieutenant-colonel D** avait conservé une grande activité de l’esprit, jointe à une remarquable vigueur physique ; aussi accepta-t-il avec bonheur, au commencement de l’année 1863, les importantes fonctions d’archiviste du dépôt central de l’artillerie.

Il a rempli ces fonctions pendant plus de douze ans et il en était encore titulaire quand la mort est venue le frapper…

Le lieutenant-colonel D** a servi son pays pendant cinquante-deux ans.

Durant cette longue période, son zèle et son amour du devoir ne se sont jamais ralentis.

Aux archives du dépôt central, âgé de plus de 70 ans, il montrait la même ardeur qu’à 20, lorsque, dans le corps des pontonniers, il étudiait les mathématiques et s’exerçait au dessin.

A ses derniers moments, il se préoccupait encore de nos archives et des rapports inachevés qu’il y avait laissés…

Le colonel D** a toujours travaillé.

Il avait ainsi acquis une instruction solide et des plus étendues. C’était un homme d’imagination, un esprit chercheur et curieux…

Sa famille lui était particulièrement chère.

Il a montré pour ses sœurs, pour ses neveux, pour ses nièces, une sollicitude sans bornes, un dévouement de tous les instants. Leur affection l’en a tendrement récompensé… "

Ce fut le samedi soir 3 juillet, en traversant la place du Palais-Royal, qu’il eut sa première attaque et dût être ramené chez lui.

Mais, plein d’énergie naturelle, il ne se laissa point abattre et retourna le lundi à son bureau, où il fut repris d’une nouvelle crise.

Il comprit sans doute la gravité de son état, car, en allant chez son médecin, il pleura tout le long de la route et demanda qu’on fît venir son neveu et son petit neveu, enfant qu’il aimait particulièrement.

Le lendemain, étant un peu remis par un vésicatoire, il reçut la visite d’un ami chrétien et sympathique, M. K…, qui put prier avec lui.

A table, il dit qu’il était fâché de recevoir tant de visites, parce qu’il n’aurait pas le temps de les rendre.

Sa sœur l’ayant assuré que ses amis venaient poussés par un sentiment de charité chrétienne sans attendre de retour, il répliqua : " Je connais bien des choses, beaucoup de choses même, et je sais ce qu’il en est. "

- " En effet répliqua sa sœur, mais il te manque encore une chose, la seule nécessaire que tu as toujours repoussée. "

- " Laquelle donc ? "

- " Ah ! si tu avais étudié la Bible comme tu as dévoré les livres de sciences, tu y aurais trouvé que Notre Seigneur Jésus-Christ est le véritable Fils de Dieu, envoyé par son Père, qui est aussi notre Père, pour sauver les pauvres pécheurs.

C’est lui qui allait visiter les malheureux et les malades, et nos chers amis suivent l’exemple de notre Sauveur en les visitant et les consolant. "

Le colonel ne répondit pas, mais dès lors il ne dit plus un mot qui pût affliger sa sœur et sa nièce.

Jusqu’au 24 juillet, il continua de se lever une partie de la journée ; il promena son petit neveu, lui fit voir les Champs-Elysées et l’imprimerie Meyrueis, visita la chancellerie et, à deux reprises, l’exposition de géographie, dont il jouit beaucoup ; mais plus d’une crise signala ces journées.

Il reçut ses amis, M. K. et M. D., instituteur protestant, avec un certain plaisir, mais en faisant observer que ces visites-là ne faisaient pas de bien parce qu’elles le forçaient de réfléchir.

Durant toute la semaine, il ne fut pas jour où il ne pleurât sur son état sans que sa nièce osât lui présenter les seules consolations possibles, celles de l’Evangile, qu’il avait toujours repoussées.

Et quand elle voulût lui parler d’une nièce bien-aimée, morte en humble chrétienne, et qui avait toujours prié pour lui, il répondit : " Vois-tu, il ne faudrait pas parler de ce qui peut causer de l’émotion, cela me fait mal. "

Le 24, il reçut la visite de M. le pasteur H**, qui lui était fort sympathique et lui fit du bien.

Avant de se quitter, le colonel lui dit : " Je suis d’accord avec vous sur tout ce que vous dites. "

Le dimanche 25, M. J. D** permit à sa nièce de lui lire dans la Feuille religieuse : " La gratuité évangélique ou le pasteur de Widerborg, " ce qui lui fit plaisir sans le fatiguer.

Le lendemain, on acheva de lui lire le récit, et M. K. lui raconta la vie d’un chrétien remarquable, M. Dieterlein, qui venait d’être enlevé à son activité bénie ; puis il pria avec le malade et lui raconta sa propre histoire, ce que le colonel écouta avec plaisir.

Ayant reçu la visite d’un ami incrédule, qui lui parla de ses propres afflictions, le colonel lui dit : " Quand vous serez arrivé au même point que moi, cela vous donnera à réfléchir. "

Le même soir, il demanda à sa nièce de prier avec lui, et, dans la nuit, il appela sa sœur pour lui parler de la miséricorde de Dieu. Il exprima sa crainte d’être venu à lui trop tard pour l’obtenir.

Sa sœur lui raconta la parabole des ouvriers loués aux différentes heures ; cette citation le rassura et il se cramponna à cette parabole.

" Oh ! J’ai cherché, j’ai cherché toute ma vie, " disait-il à sa nièce, et lui répétant un verset de cantique allemand qui lui avait été donné pour mot d’ordre, le jour de sa confirmation, et qui demande la bénédiction de Dieu sur tout ce qu’on fait, il ajouta : " ça a toujours été ma prière ; même dans le désert (en Afrique), je priais ainsi. "

Sa nièce put rendre grâces du changement qui s’était opéré dans le cœur de son oncle bien-aimé et supplier Dieu de se révéler entièrement à son âme.

Le colonel pria ensuite sa sœur de lui lire dans la Feuille religieuse : les fruits de l’épreuve ; il y prit grand intérêt et sa nièce lui raconta aussi une anecdote de Lord Shaftesbury, qui montre l’efficacité de la prière.

Dans la journée, un jeune homme très incrédule vint le voir et lui dit : " Quand un jour, je ne pourrai plus rien faire, je voudrais qu’on m’abattît, qu’on me jetât dans un trou et qu’on me couvrit de terre. "

Ce langage fit beaucoup de peine à M. D**, qui répondit d’un ton sévère et en pesant sur chaque parole : " Mon cher ami, vous vous trompez, les choses se passent tout autrement. "

Un silence solennel suivit ces paroles. Le soir, il pria encore avec sa nièce.

Le mercredi 28 juillet, une joie ineffable se lisait sur le visage du cher malade. Il avait trouvé son Sauveur.

" J’ai été bien présomptueux, bien orgueilleux, disait-il, et si je suis châtié, je l’ai bien mérité ; mais j’ai toujours cherché la vérité. "

Il parlait avec effusion du salut gratuit qu’il avait trouvé en Jésus-Christ.

Sa nièce lui lut une foule de beaux passages se rapportant à sa situation et qu’elle choisit dans toute la Bible.

Il ne pouvait se lasser d’écouter et disait : " Parle-moi encore. "

- " N’est-ce pas ? remarqua sa nièce, quand une fois on a trouvé Christ, on ne voudrait plus entendre parler d’autre chose. "

- " Oui, répondit-il, car la consolation ne se trouve que là. "

Il fit marquer à l’encre rouge le 1er verset du chapitre 8 aux Romains et le beau passage de la fin du chapitre, ajoutant : " Ce sont mes versets. Tu diras à M. K. qu’ils sont à moi. "

Il dicta aussi cette parole : " Je me confie sans réserve au Tout Puissant, mon Père bon et miséricordieux, et je puis dire avec Jésus-Christ : Père, je remets mon esprit entre tes mains. "

Après avoir prié avec sa sœur, il versait des larmes de joie et de reconnaissance. Il pria aussi pour tous les membres de sa famille, en ajoutant : " Oh ! oui, mon Dieu, ils en ont tant besoin. "

Cependant, en songeant à celles qu’il laissait en arrière, son visage s’assombrit, et il dit : " Je pleure sur vous, mes pauvres enfants ; qu’allez-vous devenir, quand je n’y serai plus ? "

Lorsque sa nièce lui dit que le Père céleste y pourvoirait, et déposa ce souci aux pieds du Seigneur par la prière, il la regarda tout étonné en disant : " Quel calme ! "

Un peu plus tard, voyant dans un album le portrait de trois frères, ses petits-neveux d’Alsace, il fondit en larmes en s’écriant : " Oh ! j’avais fait pour eux tant de projets qui restent inexécutés ; mais, sans doute, ils n’étaient pas conformes à la volonté de Dieu ! "

Durant cette journée et le lendemain, il parla beaucoup de la gratuité du salut et dit à plusieurs reprises : " Je puis maintenant dire avec M. K. que je possède la paix de Dieu. "

Dans l’après-midi, il pria qu’on le laissât seul ; c’était pour mieux jouir de l’ineffable paix dont Dieu remplissait son âme.

Une nouvelle vie avait commencé pour lui.

Le soir, il éprouva un bien-être physique inexprimable et put dormir trois heures, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps ; mais à son réveil, il se plaignit d’un profond abattement physique et il ne pouvait plus se remuer.

Le jeudi 29, à 5 heures du matin, sa sœur alla, sur sa demander, chercher M. D..

Il appela sa nièce et lui dit : " Bonne Line, je sais bien que tu serais mieux dans ton lit, mais reste auprès de moi et donne-moi à boire de temps en temps. "

Lui voyant le visage fatigué, elle lui demanda s’il était aussi bien que la veille, s’il sentait toujours la paix de Dieu, s’il croyait encore que Jésus-Christ fût son Sauveur ?

" Oui, dit-il, tout est comme hier " ; et il parla avec joie du salut gratuit.

A sept heures du matin arriva M. D.

Quand le malade le vit entrer, il lui tendit la main en disant : " Je vous ai fait de la peine la dernière fois que je vous ai vu. Je vous disais que je ne comprenais pas ce que veut dire le mot croire. A présent, je sais ce que ce mot veut dire et je crois. J’ai trouvé mon Sauveur ; il m’a accordé le pardon de mes péchés, il m’a donné son indicible paix.

Je resterai inflexible dans ma foi. Toute ma vie j’ai cherché la vérité, loyalement, franchement.

Je me suis laissé entrainer par les occupations, par les distractions du monde et des affaires.

J’ai eu des succès, des honneurs ; mais aujourd’hui, je regarde tout cela comme des oripeaux, et me confie dans la seule miséricorde de mon Père céleste et dans les mérites de son Fils Jésus-Christ, mon Sauveur.

Les succès et la force dont j’ai joui m’ont rendu orgueilleux et présomptueux, ce qui m’a porté à être dur envers ceux avec qui j’ai été appelé à vivre. "

D’un cœur plein de tendresse, il lui parla ensuite de sa sœur âgée et de sa nièce, toutes deux invalides.

" Que vont devenirs ces pauvres enfants, faibles et malades, quand je n’y serai plus ? "

M. D. lui proposa de prier avec lui pour elles. Puis consolé, rassuré sur leur compte, le colonel parla de son enterrement, s’enquérant s’il coûterait cher et demandant qu’il fût des plus humbles.

" Ceux qui viendront visiter ma tombe, ajouta-t-il, savent bien que je ne suis pas là. "

M. D. rassura le malade sur ce point et lui proposa de faire lui-même toutes les démarches nécessaires, ce qu’il accepta avec reconnaissance.

- " Dites à M. K ** et à M. H**, disait-il aussi, que, maintenant je puis comme eux dire que Jésus est mon Sauveur ; il a eu pitié d’un pécheur orgueilleux. Je comprends tout ce qu’il a fait pour moi, et moi je n’avais rien fait pour Lui.

Dites à M. H** qu’à mon enterrement, il ne fasse aucun éloge de moi ; dans tout ce que j’ai fait, il y avait de l’orgueil ; il ne reste rien de tout cela ; qu’il dise seulement combien l’amour de Dieu est grand ; il a eu pitié d’un malheureux endurci et l’a sauvé par grâce. "

Le colonel parla aussi de ses papiers et de ses livres, parmi lesquels il pria M. D. de choisir tout ce qui pourrait lui être utile.

Un peu plus tard, il se réjouit encore de la gratuité du salut, pour lui qui n’avait aucun mérite et qui n’était rien par lui-même ; il reparla du pasteur de Widerborg qui faisait si bien comprendre à son neveau le salut gratuit.

La veille, il avait fait prier son secrétaire de lui apporter son dernier rapport afin qu’il le signât.

Vers 9 heures, il écrivit à un de ses amis un billet parfaitement lisible, où il le chargeait du soin de ses papiers de franc-maçonnerie, recommandant à sa nièce de ne pas oublier de lui remettre.

Pour le tranquilliser, elle en fit un paquet et y mit l’adresse en sa présence.

Sentant approcher sa fin, M. J. D** se hâtait de mettre ordre à toutes ses affaires.

Son secrétaire étant venu lui dire, de la part du colonel M., qu’il ne devait s’inquiéter d’aucune des choses relatives à sa charge et ne songer qu’au soin de sa santé, M. J. D** dit au jeune homme :

- " Voyez-vous, mon cher ami, ne faites pas comme moi ; j’en ai trop fait et me suis assassiné. "

A partir de ce moment, la congestion devint plus forte et il commença à divaguer, mais il cherchait à repousser le délire.

A deux heures, il voulut voir M. K**, dont on avait prononcé le nom devant lui.

Cet ami si bon et si sympathique se mit à le regarder avec son expression de grande douceur et lui adressa quelques paroles affectueuses.

Aussitôt le malade cessa de divaguer et mit sa main dans celles de M. K** pendant la prière de celui-ci.

Quand il eut fini, le colonel lui dit :

- " Je vous remercie sincèrement de venir ainsi nous visiter dans nos épreuves. Croyez bien que nous sentons vivement votre sympathie. "

Après lui avoir fait ses adieux, M. J. D** dit à sa nièce :

- " Je voudrais savoir s’il comprend bien que nous sentons ce qu’il nous dit ? "

- " Oui, mon petit oncle, répondit-elle ; il est parti tout joyeux de ce que tu t’es donné au Sauveur. "

- Oui, oui, gratuitement, gratuitement. Donne-moi la brochure qui parle de ce cher vieil oncle et de son neveu. Mets-là moi dans la main. "

Puis de nouveau, il répéta bien haut : " GRATUITEMENT, oui, GRATUITEMENT. "

Dès ce moment, il cessa de parler. Un silence solennel s’établit.

Quand sa nièce commença à prier, il lui fit signe de se placer au pied du lit pour qu’il pût la voir.

A 3 ½ heures, la congestion, prévue par le médecin, éclata avec une violence épouvantable.

Au milieu des souffrances, qui devaient être inouïes, on l’entendait parfois prononcer ces mots : " Mon Dieu, viens, viens ! " et d’autres fois : " Parle, parle, " demandant ainsi qu’on priât.

Cette cruelle agonie dura six heures ; puis diminua légèrement.

Le samedi matin, arriva un neveu qu’il avait vivement désiré de revoir.

Peu avant de rendre le dernier soupir, M. J. D** ouvrit encore l’œil droit et l’arrêta sur son neveu, comme s’il eût voulu le pénétrer ; toute son âme était dans ce regard lumineux.

Le 31 juillet, vers 5 heures du soir, le vieux soldat, chrétien de la onzième heure, s’endormit sans avoir prononcé une seule parole de la journée.

Le catafalque fut dressé dans la chapelle de M. H**, dont l’amabilité vraiment chrétienne avait déjà gagné le cœur de M. J.D** alors qu’il repoussait encore son message de réconciliation, et qui put, dans cette occasion, annoncer aux compagnons d’armes du colonel ce salut gratuit qui avait rendu si paisibles les dernières heures du vieillard.

Revue " Feuille religieuse du canton de Vaud " – 1875 – N°30 du 24 octobre

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